Quand La fast fashion flirte avec les DA.
- Madeleine Haddad
- Sep 28, 2024
- 4 min read
Updated: Sep 28, 2024

Uniqlo a frappé fort en nommant Clare Waight Keller, ancienne figure de proue de Givenchy et Chloé, à la tête de la direction artistique de sa ligne principale.
Ce mouvement marque une extension naturelle du partenariat entamé l’an dernier avec le lancement de sa collection « Uniqlo : C », et confirme l’ambition de la marque de se positionner comme un acteur influent au croisement du luxe et de la mode de masse.
Simultanément, Zara, fer de lance d'Inditex, a révélé sa prochaine collaboration avec Stefano Pilati. Bien que discret, Pilati reste un visionnaire respecté, ayant brillamment dirigé Saint Laurent et Zegna. Son arrivée promet d’infuser l’une des plus grandes audiences de la mode avec une esthétique subtile et sophistiquée, propre à redéfinir les standards du prêt-à-porter grand public.
Ces nominations interviennent dans un contexte où Gap Inc. a récemment nommé Zac Posen à la direction artistique de ses principales marques — Gap, Old Navy, Banana Republic et Athleta. Quant à Brandon Maxwell, créateur new-yorkais de renom, il officie depuis 2021 à la tête de deux marques privées sous Walmart, signe que même les mastodontes du commerce de masse sont désormais prêts à miser sur des signatures prestigieuses pour insuffler une dose de chic à leurs collections.
Certes, les collaborations entre géants du prêt-à-porter et créateurs de renom ne sont pas nouvelles, H&M en a fait un axe stratégique avec des collections capsules à succès. Mais cette vague récente de nominations annonce un virage. Les grandes entreprises, souvent perçues comme des machines corporatives, donnent désormais carte blanche à des créateurs issus du cercle très fermé de la haute couture. Un changement de paradigme qui intrigue autant qu'il fascine.
Mais qu’est-ce qui motive ces rapprochements inattendus ?
Pour de nombreux designers, notamment ceux ayant fait leurs armes dans le développement produit et la relation client, s'imposer dans les maisons de luxe est devenu un exercice périlleux. Le rôle de directeur artistique a évolué : aujourd'hui, il ne s'agit plus seulement de créer, mais aussi de s'imposer comme un porte-parole culturel et médiatique. Dans ce contexte, beaucoup se heurtent à des restrictions budgétaires alors que la demande pour le luxe ralentit.
Dans un monde où le prêt-à-porter de luxe devient inaccessible pour la plupart, les marques de grande distribution offrent une plateforme de diffusion sans pareil. « C’est une chance inouïe de voir ses créations portées par un large public », confie Clare Waight Keller au BoF. « Dans le luxe, nous travaillons avec des prix si élevés que l’on touche une minorité. Avec la grande distribution, l’audience est bien plus vaste. »
Ce qui a longtemps été gardé discret devient désormais public : de plus en plus de créateurs n’hésitent pas à afficher leurs collaborations avec des géants du prêt-à-porter. Derrière ces partenariats officiels, il n'est pas rare que des stylistes ou directeurs artistiques fassent discrètement le voyage à A Coruña, siège d’Inditex, pour apporter leur expertise sur des collections ou des campagnes.
Le phénomène du « high-low », mené par les générations Z et milléniales qui aiment mixer pièces de luxe, fast fashion et vêtements vintage, a aussi contribué à brouiller les frontières entre la haute couture et la mode de masse. Résultat : les créateurs n'ont plus à redouter qu'une collaboration avec une enseigne de grande distribution leur ferme les portes du luxe. Le succès durable de Christophe Lemaire et JW Anderson, qui équilibrent brillamment leurs lignes de luxe avec leurs collaborations pour Uniqlo, en est la preuve : le mélange des genres fonctionne, et il est là pour durer.
Pourquoi maintenant ? Pourquoi eux ?
Pour des géants comme Uniqlo ou Gap, miser sur un directeur artistique peut sembler paradoxal. Ces entreprises, construites sur des modèles de collaboration collective entre équipes de vente, de marketing et de produit, n'ont jamais reposé sur la vision d'une seule personne. En 2016, l’ancien PDG de Gap Inc., Art Peck, avait d'ailleurs écarté le rôle de directeur artistique, qualifiant ces créateurs de « faux messies ». Abercrombie & Fitch a, quant à elle, brillamment opéré un retour en grâce sous la direction de Fran Horowitz, sans jamais avoir recours à une grande figure créative, prouvant que l’innovation collective peut suffire.
Cependant, lorsqu'ils misent sur le bon cheval, les résultats peuvent être spectaculaires. Un directeur artistique peut générer un buzz énorme, attirer du trafic en magasin, accroître la crédibilité mode d’une marque, et, bien sûr, faire grimper le prix moyen des articles en insufflant une aura de luxe. L'exemple est flagrant chez Uniqlo : beaucoup de clients quittent la boutique les bras chargés de t-shirts et chaussettes après être venus pour la dernière collection signée Anderson ou Lemaire. Alors pourquoi ne pas aller plus loin et confier la ligne principale à une créatrice de l'envergure de Waight Keller ?
Il existe aussi un filet de sécurité. Les détaillants de masse possèdent des structures solides qui leur permettent d'éviter les échecs majeurs. On se souvient du flop de Brioni sous Justin O'Shea en 2016, mais une telle catastrophe ne pourrait jamais se produire chez Uniqlo ou Old Navy, où les décisions sont plus encadrées. Même le partenariat chaotique entre Ye (anciennement Kanye West) et Gap, prévu pour durer dix ans mais achevé en deux, n’a pas laissé de cicatrices durables. La marque, bien plus grande qu’une simple célébrité, a su tourner la page rapidement.
Les prochaines saisons diront si ces nouveaux directeurs artistiques relèvent le défi. Chez Gap, Zac Posen a déjà fait sensation en habillant Da’Vine Joy Randolph pour le Met Gala et Anne Hathaway dans une robe-chemise blanche lors d'un événement Bulgari (la pièce s'est vendue en un clin d’œil en ligne). Durant la Fashion Week de New York, plus de 1 000 personnes ont défilé avec un t-shirt Old Navy créé par Posen portant le slogan « Fashion for Our Future », une initiative incitant les passants à s’inscrire pour voter.
Mais la mission de Posen ne se résume pas à ces moments de gloire : il travaille aussi avec les équipes marketing pour revisiter les logos et les codes couleur de Gap et Old Navy. Les prochains mois nous diront si cette réinvention créative réussit à redéfinir ces marques durant les périodes phares de la rentrée et des fêtes de fin d’année.
C’est maintenant ou jamais pour ces géants de la mode.